Magda, ne pensez-vous pas qu’investir dans la dette émergente est avant tout une question d’analyse des chiffres budgétaires ? Dans quelle mesure les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance peuvent-ils contribuer à cette analyse ?
La compréhension des facteurs de risque non financiers revêt une importance primordiale pour analyser la qualité de la dette souveraine, et encore plus en ce qui concerne les marchés émergents.
Cette analyse de solvabilité porte à la fois sur la capacité et la volonté de l’émetteur de rembourser de la dette. Si la capacité de remboursement est largement déterminée par le potentiel de croissance à long terme de chaque pays, leur volonté de rembourser est étroitement liée aux aspects de gouvernance. Nous estimons que ces aspects de gouvernance dépendent à leur tour de la manière dont les pays se procurent et utilisent les différentes formes de capital existant, et notamment le capital social, humain et naturel, en plus du capital économique.
Kroum, il peut sembler paradoxal que des aspects non financiers puissent contribuer à la croissance – le capitalisme est généralement associé à l’idée de « croissance à tout prix », au détriment par exemple de l’environnement. Comment concilier les deux ?
Si l’on se réfère aux quatre formes de capital, nous pouvons prendre pour exemple le capital humain : l’éducation permet à chaque pays de générer et d’absorber de nouvelles technologies et de diversifier ses sources de revenus ; la santé améliore la productivité en réduisant le nombre de jours non travaillés et en améliorant la productivité des travailleurs. Le développement du capital humain est essentiel pour élargir le champ des ressources exploitables par chaque économie. En ce qui concerne le capital naturel, l’Organisation mondiale de la santé estime par exemple que la pollution atmosphérique est responsable de 9 millions de décès par an, soit plus que la guerre, le paludisme, la tuberculose, le VIH/SIDA et les homicides réunis. La grande majorité des décès liés à la pollution se produisent dans les économies émergentes. Ces sujets figurent de plus en plus à l’ordre du jour des débats sociétaux, aidés par des médias populaires, comme par exemple le Guardian, dont les reportages montrent que la pollution serait par exemple responsable d’un quart de l’ensemble des décès en Inde, ce qui représente un énorme frein sur l’économie.[1]
Magda, les enjeux de gouvernance ont toujours été cruciaux pour le risque d’investissement sur les marchés émergents. Qu’est-ce que les facteurs ESG apportent de plus ?
L’importance de repérer une mauvaise allocation des ressources publiques en raison de problèmes de corruption, d’un manque de responsabilisation ou d’une mauvaise gestion des institutions publiques est largement reconnue dans l’analyse de la dette souveraine. La responsabilisation démocratique permet d’améliorer l’efficacité des systèmes sociaux et économiques en limitant les pratiques qui sont sources de gaspillage.
Notre approche ESG étend cette méthode d’analyse à un éventail plus large de facteurs qui influencent le développement à long terme des pays. Les inégalités économiques ou celles entre hommes et femmes privent par exemple le système du pouvoir d’achat des consommateurs concernés. La concentration excessive de la richesse peut entraver le développement de la classe moyenne, qui est le moteur de la croissance. Le FMI estime ainsi que la réduction des disparités entre hommes et femmes dans des pays comme le Pakistan ou l’Inde pourrait générer jusqu’à 59 % de prospérité économique supplémentaire dans ces pays, et jusqu’à 21 % dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.[2]
Kroum, ne pensez-vous pas que la protection de l’environnement est un problème de riches ?
Pas du tout. La protection de l’environnement est d’une importance vitale pour la croissance économique des pays émergents.
D’une part, de nombreux pays émergents sont tributaires de leurs ressources naturelles pour leur croissance. Une gestion durable de leur capital naturel est donc essentielle pour assurer leur croissance à long terme. D’autre part, les pays émergents sont les premières victimes des risques liés au climat, dont notamment les phénomènes météorologiques extrêmes. Une inondation ou une sécheresse dans une petite économie peu diversifiée peut avoir un impact significatif sur le PIB.
La protection de l’environnement est en outre susceptible d’occuper une place croissante dans les relations commerciales : l’accord commercial Mercosur conclu entre l’Europe et plusieurs pays d’Amérique latine est actuellement menacé en raison des politiques de déforestation en Amazonie.[3] Allant encore plus loin, le projet d’accord sur les changements climatiques, le commerce et le développement durable annoncé en septembre 2019 par le Costa Rica, Fidji, l’Islande, la Nouvelle-Zélande et la Norvège prévoit que les pays signataires éliminent les obstacles au commerce des produits et services environnementaux, travaillent de concert à la suppression des subventions aux combustibles fossiles et encouragent les programmes d’étiquetage écologique.[4]
Le Costa Rica, en particulier, est source d’optimisme : le pays produit depuis 2015 la totalité de son électricité à partir de sources renouvelables.[5] Il exporte également de l’énergie renouvelable sur les marchés d’Amérique centrale.[6] Au Royaume-Uni, les énergies renouvelables ont produit pour la première fois davantage d’électricité que les combustibles fossiles au 3e trimestre 2019.[7]
Magda et Kroum, comment se comparent les approches d’intégration et d’exclusion en matière d’investissement ESG ?
L’exclusion permet d’éviter certains risques extrêmes, tandis que l’intégration permet de vérifier que le rendement rémunère les investisseurs pour les risques encourus. L’exclusion est utile, voire indispensable, pour éviter les pires violations des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, celles qui pourraient avoir un impact significatif sur la solvabilité d’un pays donné. L’intégration permet de s’assurer que les investisseurs soient rémunérés pour les risques encourus. La prise en compte de ces critères non financiers, et notamment des critères ESG, permet d’évaluer de façon plus réaliste le coût des risques non reflétés par la simple analyse des chiffres budgétaires.
Nous pensons qu’une approche optimale consiste à associer les deux.
-----
[1] https://www.theguardian.com/environment/2017/oct/19/global-pollution-kills-millions-threatens-survival-human-societies et https://www.thelancet.com/commissions/pollution-and-health
[2] Note de discussion des services du FMI : Economic Gains from Gender Inclusion, J.D.Ostry et al. (Octobre 2018)
[4] https://www.iisd.org/blog/time-accts-five-countries-announce-new-initiative-trade-and-climate-change
[5] https://www.iea.org/statistics/
[7] https://www.weforum.org/agenda/2019/10/uk-renewables-generate-electricity-fossil-fuels